De l’archéologie de l’intime, vers une intro-exploration.

Zoé Joliclercq est passée par la Haute école des arts du Rhin où elle a suivi le cursus en art-objet – céramique, puis par un master d’ethnologie-muséologie à l’Université de Strasbourg. En parallèle, un voyage d’un an en Asie au sein de villages d’artisans et d’éco-musées a approfondi son apprentissage de techniques artisanales traditionnelles de céramique et de textile. Ses expériences de fouille archéologique et de céramologie nourrissent ses recherches plastiques et sa méthode de travail. 

En assimilant ces divers enseignements, l’artiste s’invente ses propres techniques hybrides de création. Elle explore la porosité des champs de la sculpture contemporaine, de l’artisanat d’art, de l’archéologie et de la photographie, en travaillant divers médiums dont le verre, la céramique, le textile…

– D’après l’article de Zone Créative, 2021, magazine d’art en ligne, à l’occasion du Prix Coup de cœur de la création étudiante en photographie

« J’aime chercher, collecter, classer, échantillonner. Je manipule les matières pour cerner un peu de leur substance et observer leurs interactions. Je m’intéresse aux éléments-rebus qui m’entourent, et je les métamorphose à l’atelier grâce à des techniques de travail du verre, de la céramique, du textile ou de la photographie.

Ce faisant, j’initie des protocoles intimes de résilience qui libèrent mémoires et énergies. Transformation de verreries brisées, incinération de terre médicinale ou de souvenirs d’enfance, altération de draps enterrés ou tissage de cheveux blancs… Les œuvres témoignent et ouvrent un passage vers une voie onirique, introspective et sensible.

Je laisse le temps, le feu, la terre ou la pluie être co-créateurs : ils influencent la forme finale des sculptures. Je joue avec mon environnement physique et immatériel pour découvrir le monde et ses mécanismes. Il est question de trouver une place au sein de cet environnement, en tant qu’être humain.e dans un monde en proie à l’autodestruction. Inventer de nouvelles manières de détruire, de (se) reconstruire, de protéger, de réparer, de se relier au sensible et aux éléments de la Terre. »

En véritable archéologue de la mémoire, [Zoé Joliclercq] porte au regard les fragments d’un passé, d’un héritage, d’un lieu, d’un paysage, d’un objet et transmet une charge émotionnelle. Elle crée intentionnellement les manques nécessaires à la lecture exacte d’un passé, ces mêmes manques que dans sa mémoire qui lui joue des tours. […] Ces disparitions mémorielles l’aident malgré tout à composer son présent. Elle accompagne ses [absences] de vestiges contemporains qui l’aident à en faire la lecture : le passé est là, enfoui, avec certitude. La pratique de l’auto-soin se situe dans la gestation et la combustion de ces objets, sièges de douleurs.

– Adélie Leguin, chercheuse indépendante et critique d’art, extrait du texte Sympoïèse, mycélium et création résiliente, 2023

Cuisson au feu de bois, Thaïlande, chez Bathma

Tri et lavage de laine, préparation de feutrage et filage

Argiles des Vosges,

étude de cuisson

Artecofacts

Dans l’acropole urbain, Zoé fait sa prospection. Elle fouille à la recherche de quelques souvenirs. Les verres, tissus ou graines brisées-parsemés se déploient dans ses mains-tisseuses et analystes. Pour ne pas brider l’intégrité de l’objet, à chacun elle construit son nid, sa place, révélant à lui-même son potentiel d’existence, autorisant sa propre intimité. Les strates de terre se découvrent encore, Zoé choyant la fêlure, caressant les fragments de vies passées et à venir. À l’aide de ses microlithes, les débris se trient et s’ajustent, jusqu’à constitution d’un autel-observatoire. 

Après l’étape de la collecte, il y a l’assimilation de ces restes par l’assemblage, la combinaison, la fonte, l’enfilage. Dans son alambic, les mains s’agitent, croisant les formes, géminant les matières ; [les textures invitent un nouveau vocabulaire]. Mais ses doigts ne sont pas seuls à agir car une autre paire de mains se joint à l’œuvre : tantôt celles de l’eau, de la terre ou du feu, co-créatrices indispensables, participant à la fusion de ces arte- et éco-facts. Le rituel reste secret au regard, même si l’atmosphère se teinte de ces mémoires embrumées, échappées par la cheminée du four.

S’y forment urnes, fibules, flacons, étoffes, ossements d’un présent ramené au passé. Des entrailles de ces éléments primaires émergent blessures et déchirures ouvertes à celleux qui sont prêt·es à les accepter. Zoé nous apprend sans doute que de nous il ne restera que les objets, ces corps là remplaçant les nôtres. Il y a le besoin de rendre aux bibelots leur qualité d’amulettes, de donner la place à nos ressouvenances, les respecter, et les ériger comme nouvelles·aux habitant·es de la Terre. À nous d’y prendre leçon pour soigner la disposition de nos futurs tombeaux.

Valentine Cotte, dans Résilience(s), édition par la collective Æchillea, 2023

Liminalité et passages

Les œuvres de Zoé dégagent une puissance corporelle et charnelle. On se trouve devant des pièces métamorphes à la croisée entre peaux et lambeaux, entre digestion et décomposition, archives vivantes trans·temporelles. Les corps, leurs récits et leurs mémoires sont racontés au travers de gestes rituels protocolaires, et invitent dans le (dé)faire la collaboration d’allié·es inter-spécifiques.

Dans la série de sculptures murales À demi veille, les linges familiaux sont ensevelis dans la terre, exhumés, « reprisés ». Le processus de gestation Chthulucènien prend vie dans un compostage de mythologies personnelles […]. Dans l’entrelacs du temps et des formes du vivant, le statut des objets changent, iels deviennent individu·es […] porteur·euses d’une archéologie de l’intime à la fois fictionnelle, anachronique et émancipatrice.

Zoé suggère les rapports aux corps et à leurs mémoires plus qu’elle ne les montre, sans les soumettre à identification, dans une forme de devenir imperceptible. Elle […] présente ses sculptures comme un travail sur les relations et les émotions, abordant la question de la perte et du deuil. En laissant une grande part de liberté au temps, ses œuvres ne renvoient pas seulement à la destruction des corps […] et à leur vulnérabilité, mais également à une tentative attentionnée et aimante de prendre soin, d’apporter du soutien. 

Le corpus visuel de Zoé peut se lire à la lumière de la notion anthropologique de liminalité. Cet état [d’entre-deux] engendre des processus de dissolution des repères, de décomposition des catégories, [et s’accompagne] de mouvements d’évolutions et de transformations au cours desquels les anciens éléments se retrouvent rassemblés en de nouvelles configurations. 

Nous sommes alors invité·es à voyager dans une écopoét(h)ique, un entrelac des formes du vivant qui se créent en communauté, en dialogue avec les éléments.

Rose-Mahé Cabel, dans Résilience(s), édition par la collective Æchillea, 2023